Achèvement de la conception: le rôle du maître de l’ouvrage
Introduction
Au Canada, on considère généralement les projets réalisés en mode conception-soumission-construction comme ceux dont la conception est complètement achevée par le maître de l’ouvrage ou les concepteurs avant l’appel d’offres. Après l’attribution du contrat, c’est cette conception qui sert de base à l’entrepreneur retenu pour exécuter les travaux. En théorie, cette méthode de réalisation ne devrait guère nécessiter d’ordres de changement liés à la conception, car si la conception est complètement achevée lors de l’appel d’offres, l’entrepreneur ne devrait avoir que peu de problèmes liés à la conception à régler en cours de construction. Or, il arrive fréquemment que la conception du maître de l’ouvrage ne soit pas complètement achevée au moment de l’appel d’offres et qu’elle doive être modifiée après l’octroi du contrat, ce qui entraîne des demandes de modification de la part de l’entrepreneur (en raison des impacts liés à la conception modifiée qui étaient imprévisibles au moment de l’appel d’offres).
Qu’est-ce qu’une conception incomplète?
Par définition, une conception incomplète nécessite des efforts additionnels pour atteindre le statut de « Dessins émis pour construction » qui ne seront plus sujets à des modifications ultérieures. Or, le fait d’avoir un ensemble de dessins désignés comme « Conception à 100 % », ou même « Émis pour construction », ne garantit malheureusement pas qu’il s’agisse d’une conception réellement achevée. Une liste non exhaustive de tâches de conception qui pourraient devoir être terminées comprend : l’achèvement des éléments de conception désignés comme étant « en attente » ou « en suspens »; la coordination des dessins individuels achevés entre les différentes disciplines de conception; l’achèvement des devis; le suivi des commentaires de révision de la conception interdisciplinaire qui demeurent en suspens; la modification de la conception en raison de la confirmation tardive de détails relatifs à de l’équipement fourni ou spécifié par le maître de l’ouvrage; ainsi que la modification de la conception pour obtenir l’acceptation ou l’approbation de tiers ou pour se conformer à des commentaires tardifs des principales parties prenantes.
Rapport d’achèvement de la conception
Un niveau d’achèvement insuffisant de la conception du maître de l’ouvrage lors de l’appel d’offres entraîne le risque que les modifications apportées à la conception après l’attribution du contrat soient suffisamment importantes pour : (i) invalider partiellement ou totalement l’étude de rentabilité du maître de l’ouvrage; (ii) repousser de façon significative la date d’achèvement des travaux qui avait été annoncée par le maître de l’ouvrage; ou (iii) entraîner un dépassement du budget total du projet du maître de l’ouvrage (y compris les provisions pour imprévus). Les maîtres d’ouvrages ne souhaitent généralement pas courir ces risques (encore moins dans le cas de projets au contexte politique délicat).
Le maître de l’ouvrage devrait donc envisager de demander à ses concepteurs (dans le contrat de services de conception) de produire un rapport d’achèvement de la conception qui serait joint à la conception de l’appel d’offres pour préciser : (i) quels éléments de conception sont en suspens; (ii) quels éléments clés de la conception sont nécessaires afin qu’elle puisse être achevée; (iii) le délai nécessaire pour finaliser ces éléments clés et achever la conception; et (iv) à quel point le risque afférent à l’attribution d’un contrat sur la base d’une conception incomplète est-il acceptable pour le maître de l’ouvrage?
Un rapport d’achèvement de la conception adéquatement élaboré pourra rendre le maître de l’ouvrage mieux outillé pour prendre une décision éclairée sur l’opportunité d’engager le processus d’appel d’offres en incluant la conception dans son état d’avancement actuel, ou de le reporter jusqu’à ce que la conception ait atteint un niveau d’achèvement plus avancé.
Examen technique de la conception
Pour certains aspects clés, présentés ci-après, les maîtres d’ouvrages devraient soumettre les concepteurs à un questionnement plus poussé sur le niveau d’avancement de la conception pour appel d’offres (lequel devrait, lorsque possible, faire l’objet d’un rapport d’achèvement de la conception).
Définition des exigences fonctionnelles et opérationnelles du maître de l’ouvrage – Le maître de l’ouvrage a-t-il pleinement défini la portée du projet et le concepteur en a-t-il abordé tous les aspects?
Ultimement, la conception a pour but de répondre aux exigences fonctionnelles et opérationnelles du maître de l’ouvrage pour son projet. Ces exigences sont les éléments principaux qui déterminent l’ensemble de la conception détaillée et des devis subséquents. Il est primordial de pouvoir confirmer avec un haut degré de certitude que ces exigences ont été adéquatement prises en compte par l’équipe de conception et qu’elles ne feront pas l’objet de changements après l’attribution du contrat. En cas de doute, il pourrait être imprudent d’aller de l’avant avec le processus d’approvisionnement. Des modifications tardives aux principaux éléments de conception du projet peuvent entraîner des impacts secondaires qui ne sont pas immédiatement décelables (et qui peuvent parfois être suffisamment graves pour compromettre l’étude de rentabilité d’un projet).
Suffisance des terrains pour le projet – La conception prévoit-elle des accords pour les terrains du projet et les principaux problèmes auxquels l’entrepreneur doit porter attention ont-ils été définis?
Il s’agit notamment de savoir dans quelle mesure toutes les acquisitions et servitudes permanentes sont définissables, dans quelle proportion les mesures correctives liées à une éventuelle contamination ont été définies et, le cas échéant, l’envergure des mesures géotechniques ou environnementales spéciales requises par l’entrepreneur. Cette question exige que les résultats de toutes les études juridiques, géotechniques et environnementales des terrains du projet soient incorporés dans la conception incluse à l’appel d’offres. Si ces questions ne sont pas résolues au moment de l’appel d’offres, il y a un risque élevé que la planification de l’entrepreneur soit perturbée par de nouvelles contraintes imposées en cours de construction.
Tenir compte des besoins des entreprises de services publics – Tous les raccordements aux services publics nécessaires ont-ils été discutés avec les entreprises de services publics, et leurs exigences ont-elles été incorporées dans la conception?
Les entreprises de services publics imposent souvent des exigences importantes, telles que des « fenêtres temporelles » de relocalisation restreintes; une protection particulière pour les services publics; un espacement minimum par rapport aux autres services publics; des contraintes quant aux services de chantier temporaires de l’entrepreneur; et l’exécution de la relocalisation permanente des services publics par l’entreprise de services publics elle-même plutôt que par l’entrepreneur. Si l’on craint que des retards dans la relocalisation des services publics viennent perturber un projet d’envergure, il peut être judicieux d’émettre un contrat distinct pour réaliser ces relocalisations de services en amont des travaux du projet, afin de limiter les retards potentiels pour le projet principal. Comme les entrepreneurs n’ont pas de contrôle sur les procédés des entreprises de services publics, il est impératif que le maître de l’ouvrage s’assure de la collaboration de celles-ci avant le début de l’appel d’offres, et qu’il l’officialise par des accords formels, autant que possible.
Exigences légales – Toutes les exigences clés ont-elles été définies par les concepteurs, et la conception est-elle conforme à ces exigences?
L’échéancier d’un projet peut être gravement affecté par les exigences légales, en particulier celles liées aux permis de construction et à la protection de l’environnement. Les concepteurs doivent être en mesure de démontrer au maître de l’ouvrage comment la conception répond à ces exigences (pour les éléments qui ne peuvent raisonnablement être inclus au contrat de l’entrepreneur comme étant de sa responsabilité).
Obtention de l’acceptation ou approbation de tiers – Les documents d’appel d’offres précisent-ils le statut de toutes les acceptations ou approbations?
Aucune conception qui nécessite l’acceptation ou l’approbation de tiers ne devrait obtenir le statut « Émise pour construction » avant que cette acceptation ou approbation n’ait été accordée, car des modifications supplémentaires pourraient être nécessaires à cette obtention. Tout retard du maître de l’ouvrage dans l’obtention de ces acceptations et approbations se traduit souvent par un retard pour l’entrepreneur. En conséquence, lorsque possible, chaque acceptation et approbation en attente d’obtention, ainsi que l’état d’avancement actuel de leur obtention, devraient être consignés dans le rapport d’achèvement de la conception.
Atténuation des impacts sur les parties prenantes – Les préoccupations des principales parties prenantes au projet ont-elles été prises en compte?
Les parties prenantes peuvent comprendre les résidents, les entreprises locales, les groupes d’intérêts, les agences locales de services municipaux et de services d’urgence, etc. La prise en compte de leurs préoccupations peut poser des contraintes à la conception, par exemple en limitant l’accès au chantier, ce qui peut nécessiter des changements à la séquence de construction; en rendant nécessaires des déviations temporaires de la circulation automobile, piétonne et cycliste; en imposant des limites quant aux types de grues autorisées, ce pourrait avoir une incidence sur le choix des équipements; ou encore en ajoutant des structures d’accès permanentes supplémentaires qui n’avaient pas été prévues, ou des améliorations locales jugées nécessaires pour garantir l’appui de la communauté et le soutien politique au projet.
Coordination de la conception interdisciplinaire – Le projet tel que conçu est-il constructible?
La plupart des grands projets sont de nature interdisciplinaire et nécessitent entre autres les services professionnels d’architectes, ainsi que d’ingénieurs spécialisés en génie civil, géotechnique, structural, mécanique et électrique. Dans de nombreuses sections d’un projet, les éléments de conception élaborés par les concepteurs de ces différentes disciplines se trouvent au-dessus, au-dessous ou à côté les uns des autres. De ce fait, la coordination spatiale s’avère un élément critique, car elle permet que les conceptions figurant sur des dessins émis par des disciplines différentes puissent effectivement être construites. Il est donc essentiel que l’une des parties qui forment l’équipe de conception assume la direction de cette coordination interdisciplinaire. Les maîtres d’ouvrages et les concepteurs ne devraient ainsi pas se contenter de s’en remettre à l’identification des problèmes par l’entrepreneur en guise de processus de coordination de la conception interdisciplinaire. Dans le cadre d’un contrat de conception-soumission-construction, ce n’est en effet pas le rôle de l’entrepreneur de coordonner la conception. En outre, les problèmes de coordination soulevés par l’entrepreneur dans les questions-réponses techniques, ou « QRT », peuvent souvent aboutir à des demandes de changements qu’il lui sera possible de justifier.
Finalisation de la conception
Dans le secteur de la construction, l’évaluation des délais nécessaires pour finaliser la conception d’un projet s’avère généralement par trop simpliste, car bien que le processus de conception soit itératif, on a souvent tendance à le planifier de la même façon que la construction, soit comme un processus linéaire relativement simple, ce qu’il n’est pas. Cette confusion peut donc engendrer des délais irréalistes.
Dans la mesure du possible, le maître de l’ouvrage devrait encourager ses concepteurs à clairement définir les principaux « blocs de conception itératifs » du projet et les éléments critiques de la conception, ainsi qu’à estimer le temps nécessaire pour obtenir ces informations et, subséquemment, achever la conception. Une compréhension adéquate de ces principaux blocs d’itération de la conception pourra parfois permettre au maître de l’ouvrage de faire des choix éclairés comme modifier quelque peu la portée du projet, ou prendre d’autres décisions qui faciliteront l’achèvement de la conception dans les délais impartis.
En suivant cette approche, l’estimation du délai nécessaire à la finalisation de la conception sera plus fiable, et le maître de l’ouvrage sera mieux à même d’évaluer s’il est plus judicieux d’aller en appel d’offres, ou de le reporter jusqu’à ce que la conception ait atteint un stade d’achèvement plus avancé.
Examen de la conception : Risque commercial
En dernière instance, la décision de lancer un appel d’offres avec une conception incomplète constitue un risque commercial pour le maître de l’ouvrage. Si la conception est incomplète, elle devra soit : (i) être achevée rapidement après la signature du contrat, avant que la construction principale ne soit très avancée, l’entrepreneur étant indemnisé par un ordre de changement global; ou (ii) être achevée au cours de la construction par le recours à de multiples ordres de changement1. S’il est clair que le premier scénario est préférable car le projet subira moins de perturbations, d’après l’expérience de l’auteur, le second scénario est néanmoins beaucoup plus courant.
Lorsque les concepteurs confirment (idéalement, en produisant un rapport d’achèvement de la conception) que l’achèvement complet de la conception n’interviendra qu’au cours de la première année de construction, voire plus tard, le maître de l’ouvrage doit évaluer si le risque commercial attaché à l’attribution du contrat sur une telle base est justifiable. Pour ce faire, il peut notamment évaluer la robustesse de l’échéancier et du budget du projet aux impacts des ordres de changement qui devront probablement être émis afin d’indemniser l’entrepreneur pour les impacts de ces révisions de la conception.
Ce type d’évaluation des risques n’est généralement pas réalisé de manière formelle, et lorsqu’il l’est, son élaboration par des non spécialistes peut en limiter la fiabilité. Ainsi, l’on recommande aux maîtres d’ouvrages de réaliser de telles évaluations des risques (idéalement élaborées sur la base d’un rapport d’achèvement de la conception) le plus souvent possible, avec au besoin l’apport des conseils experts de spécialistes. Au besoin, cette évaluation des risques peut inclure une analyse des risques de l’échéancier et des coûts du projet2 qui tient spécifiquement compte des impacts d’une conception révisée au cours de la construction.
Conclusion
Le maître de l’ouvrage assume presque exclusivement le risque commercial lié à l’attribution d’un contrat de conception-soumission-construction alors que la conception est incomplète, mais ce risque est fréquent et le maître de l’ouvrage est souvent pris de court devant l’ampleur des réclamations d’entrepreneurs dues aux impacts d’une conception achevée après l’attribution du contrat. Dans ce contexte, le maître de l’ouvrage a tout à gagner à soumettre ses concepteurs à un questionnement critique constructif qui mettra un accent particulier sur : (i) le statut de la conception incomplète; et (ii) les impacts commerciaux auxquels s’exposerait le maître de l’ouvrage en attribuant un contrat basé sur une conception incomplète.
- Les concepteurs tentent parfois d’achever la conception en répondant aux QRT de l’entrepreneur pendant la construction, sans émettre d’ordres de changement (ou de directives de modification) ni réviser formellement les dessins émis pour construction. Cette pratique doit être limitée, car en cas d’abus, le maître de l’ouvrage s’expose à des réclamations ultérieures justifiées de la part de l’entrepreneur, et qui s’accumuleront rapidement. Par conséquent, de telles actions empêcheront le maître de l’ouvrage d’avoir une vue d’ensemble en temps réel de l’impact commercial de l’achèvement de la conception.
- Pour plus d’information sur les analyses des risques de l’échéancier (« Schedule Risk Analysis », ou « SRA »), voir Yezdi Mistry, « Un chemin vers des dates d’achèvement plus réalistes », dans Le Bulletin Revay, vol. 37, no 2 (mai 2023).
Le Bulletin Revay est une publication de Revay et associés limitée, une firme canadienne du secteur de la construction se spécialisant dans les services de gestion des réclamations et de règlement des différends. Nous aidons nos clients à voir clair dans les questions complexes. Les articles peuvent être reproduits moyennant mention de la source.
Les principes énoncés dans le présent article sont ceux de l’auteur et peuvent ne pas nécessairement refléter ceux de l’entreprise. L’auteur recommande de consulter un conseiller juridique avant d’appliquer ces principes à des situations réelles.
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