Les «dépassements» de délais et de coûts dans les mégaprojets
La question des dépassements de délais et de coûts dans les mégaprojets est probablement aussi « méga » que les projets eux-mêmes. Dans cet article, certaines caractéristiques des mégaprojets sont explorées et des observations pertinentes sont formulées, lesquelles amènent finalement l’auteure à soulever la question de savoir si les dépassements de délais et de coûts dans le cadre des mégaprojets sont réellement inattendus1.
Définition d’un mégaprojet
Dans le cadre de cet article, le terme « mégaprojet » fait référence à un projet dont le coût total des installations (CTI)2 est supérieur à un milliard de dollars, et qui comporte diverses autres caractéristiques, telles que :
- De la conception à l’achèvement du projet, une durée allant de plusieurs années à plus d’une décennie, dans certains cas.
- De nombreuses parties prenantes travaillant sur plusieurs sites, y compris les maîtres d’ouvrages, les ingénieurs, les principaux fournisseurs d’équipement, les entrepreneurs, les sous-traitants, les fournisseurs, les consultants, etc.
- Des projets très complexes et habituellement sans pareils, avec des exigences de conception novatrices, des conditions de chantier ou géotechniques difficiles, et parfois construits dans un lieu éloigné. Il s’agit en général de projets uniques en leur genre.
Les dépassements dans les mégaprojets
Peu importe le secteur ou le mode de réalisation des mégaprojets, il est probable que :
- Les projets seront plus coûteux et leur réalisation plus longue que prévu.
- Une fois que débutera la phase de conception détaillée, la probabilité d’influencer le budget du projet diminuera considérablement3.
- Des changements interviendront après le début de la construction. Tout changement important constituera un défi, et sera onéreux autant en termes de coûts que de temps. Le niveau de perturbation du projet dépendra de la manière dont ces changements seront gérés.
Facteurs entraînant des dépassements
Les décisions prises à un stade précoce sont déterminantes pour le futur d’un projet, quelle que soit sa taille. Dans le cas des mégaprojets, les mauvaises décisions (ou l’absence de décisions) prises dès le début entraîneront des conséquences bien plus néfastes, car elles peuvent causer des mois ou des années de retard (au lieu de quelques jours ou semaines) et des milliards de dollars en dépassements de coûts (plutôt que quelques millions).
Alors que la phase de construction des projets représente généralement le pourcentage le plus important du CTI, les nombreux facteurs qui aboutissent finalement aux dépassements de délais et de coûts trouvent leur origine bien avant le début de la construction. Il s’agit notamment :
1. De la sous-estimation de la durée et du coût des projets lors de leur approbation, pour des raisons comme :
- un investissement insuffisant dans l’étude des options possibles, la compréhension des risques et dans la phase d’avant-projet en général;
- une attention insuffisante portée à la nature itérative de la conception dans l’échéancier global du projet;
- la fausse représentation stratégique;
- le biais d’optimisme.
2. Des ressources professionnelles inadéquates, notamment :
- équipes du maître de l’ouvrage ou des ingénieurs ne détenant pas l’expérience et l’expertise suffisantes pour le type de projet en question;
- un nombre insuffisant de ressources au sein des équipes du maître de l’ouvrage ou des ingénieurs.
3. De mauvaise gestion de la conception et de l’approvisionnement, notamment :
- le report de décisions clés;
- les modifications continuelles à la conception après la phase d’avant-projet (voir note 3);
- l’ingérence du maître de l’ouvrage pendant la conception, et plus spécialement dans le cadre de projets dont le contrat attribue la responsabilité de la conception (et le risque) à une autre partie;
- le décalage et la gestion inadéquate des interfaces ainsi que les lacunes en matière de communication dans le contexte de relations complexes entre de multiples parties prenantes.
Les facteurs susmentionnés peuvent mener à une conception insuffisamment avancée et à des risques qui ne sont pas traités de manière adéquate, ce qui se solde par des changements qui accroissent considérablement les délais et les coûts du projet (ce qu’on entend par « dépassements »).
En outre, bien qu’une abondance d’informations soient publiquement accessibles en ce qui a trait à la nature critique des phases d’avant-projet et de conception détaillée pour la réussite des projets, et à la manière dont les dépassements de délais et de coûts peuvent être évités, nous continuons pourtant d’observer :
- La sous-évaluation de l’ingénierie et la réduction des coûts par les maîtres d’ouvrages dans les phases d’avant-projet et de conception détaillée. Cela se produit malgré que le coût de la conception (comparativement au coût de la construction) représente généralement une composante moins importante du CTI, tout en ayant le potentiel d’influencer positivement l’issue du projet à faible coût.
- Le transfert des risques à des parties qui ne sont pas les mieux placées pour les gérer, y compris des risques qui ne sont pas suffisamment compris par le maître de l’ouvrage ou la partie qui s’engage à les assumer (si ce n’est pas le maître de l’ouvrage).
- Le choix de modes de réalisation de projet qui ne favorisent pas la transparence et la collaboration, mais qui suscitent au contraire un climat de méfiance conflictuel, dans lequel les parties ne peuvent – ou ne veulent – pas travailler ensemble pour résoudre les problèmes ou faire face aux risques qui surviennent.
Les projets pour lesquels l’un ou l’autre (ou l’ensemble) des problèmes décrits jusqu’ici dans cet article ne peuvent être surmontés risquent non seulement de connaître des dépassements de délais et de coûts, mais également des différends, qui aggraveront d’autant plus ces dépassements.
L’estimation : instrument de mesure des dépassements
Il faut généralement des mois, voire des années, pour élaborer une estimation appropriée pour un mégaprojet, et la plupart d’entre eux ne font que rarement l’objet d’une estimation exhaustive.
La qualité et l’exhaustivité de l’estimation initiale s’avèrent déterminantes pour l’évaluation tant du coût que de la durée additionnels qui seront nécessaires à la réalisation d’un projet.
Il est vrai qu’une estimation des coûts n’est que cela, une estimation, et que les mégaprojets sont très complexes. Cela dit, nous voyons trop souvent des estimations qui omettent sciemment (ou sous-estiment) des éléments de la portée des travaux et des risques du projet, et qui incluent des taux ou des facteurs négociés qui peuvent ne pas refléter les conditions spécifiques du projet. De plus, certains considèrent souvent les sommes provisionnelles (et même les provisions pour aléas) comme un coussin de réserves financières.
En conséquence, la réalité est que trop souvent, les projets démarrent avec des estimations déjà incomplètes, qu’on négocie ensuite à la baisse jusqu’à les réduire à des « estimations » finales plus facilement acceptables pour permettre aux projets d’être approuvés. C’est ensuite sur la base des coûts prévus de ces « estimations » que les contrats sont attribués et que le succès des projets est évalué. Or, ces soi-disant « estimations » ayant un fondement inadéquat, les « dépassements » de délais et de coûts sont en fait inévitables – il ne s’agit donc pas véritablement de dépassements.
L’accroissement progressif du nombre de parties prenantes et l’avancement de la conception donnent lieu à des changements de portée, ce qui entraîne une augmentation de la durée et des coûts du projet. À cela s’ajoute une probabilité accrue, si les risques ne sont pas adéquatement examinés ou estimés, d’être confronté à des imprévus entraînant des coûts non pris en compte au cours des phases de conception détaillée et de construction. En d’autres termes, lorsque les coûts d’un projet sont négociés à la baisse pour en rendre l’estimation plus facilement acceptable, on menace les probabilités de succès du projet.
Or, comme l’historique des mégaprojets en fait malheureusement foi, au lieu de vous demander si votre projet connaîtra un dépassement, la question pourrait plutôt être « Quelle en sera l’ampleur? ». Une question encore plus pertinente pourrait être la suivante : « Si les équipes de projet ont consacré suffisamment de temps à l’étude des options, à l’avancement de la conception, à la préparation des échéanciers et des estimations, et à la compréhension des risques afin d’établir des provisions appropriées, pourquoi les dépassements sont-ils si fréquents dans les mégaprojets? »
Pistes de réflexion pour les futurs mégaprojets
Une quantité considérable d’informations du domaine public confirme que la grande majorité des mégaprojets connaissent des dépassements de délais et de coûts. Ces projets pourraient être utiles à titre de « leçons apprises » pour les futurs mégaprojets si les parties étaient disposées à se pencher sur les causes principales de tels dépassements.
L’expérience montre que s’il est possible pour les parties prenantes à un projet de se « refiler » les risques les unes aux autres, ceux-ci ne peuvent toutefois pas être complètement évacués du projet.
Dans cette optique, il est important que les parties prennent en compte que les projets ayant des CTI de grande envergure, de longues durées et des caractéristiques complexes et uniques comportent des risques qui leurs sont spécifiques et qui doivent être pris en considération lors de l’élaboration de la conception, des échéanciers et des estimations. Lorsque des estimations incomplètes sont utilisées comme base de référence pour un projet, des Lorsque des estimations incomplètes sont utilisées comme base de référence pour un projet, des coûts qui ne sont pas de véritables dépassements peuvent être perçus comme tels, ce qui conduit à une surestimation du dépassement réel.
Un autre aspect dont il importe de tenir compte est celui de l’état d’esprit des parties. Il semble que des efforts importants sont apportés à la rédaction de contrats dans lesquels chaque partie vise à sa propre protection. Mais qu’en est-il de la protection du projet?
En ce qui concerne les modes de réalisation des projets, les contrats de type collaboratif4 pourraient éventuellement s’avérer une avenue de solution fructueuse pour assurer plus de succès aux projets. Entre autres, ces modes contractuels : (i) fournissent des mécanismes formels permettant de consacrer plus de temps à la phase d’avant-projet et à la compréhension des risques; et (ii) favorisent l’inclusion d’un plus grand nombre de parties prenantes dès les premières phases du projet.
En réalité, quel que soit le mode de réalisation, si plus de temps et d’argent étaient investis dans l’élaboration des projets et si les parties prenantes étaient mises en relation plus tôt dans le processus afin qu’elles puissent collaborer à l’exécution du projet avec un objectif commun et une portée bien définie, les mégaprojets pourraient voir leurs soi-disant « dépassements » minimisés. Ainsi, ces projets pourraient être réalisés de manière plus proche de la base sur laquelle ils ont été approuvés.
Bien entendu, mettre en place des bases saines pour assurer le succès des mégaprojets n’est qu’un début.
Ces projets doivent ensuite être exécutés par une équipe expérimentée et proactive, travaillant avec discipline, et en ne perdant jamais de vue l’objectif commun et la portée qui ont été définis et approuvés par les parties.
Force est de constater qu’il n’existe pas de solution unique qui permettrait de résoudre le problème des dépassements de délais et de coûts dans les mégaprojets. Il faudrait en effet plutôt miser sur une synergie de solutions, notamment une conception et une planification adéquates, des échéanciers et des estimations de coûts complets (et réalistes), des contrats équitables, et une collaboration entre les parties prenantes instaurée tôt dans le déroulement du projet. Certes, des changements et des risques surviendront inévitablement, mais leur ampleur et leurs impacts pourraient être considérablement réduits en faisant le pari d’emprunter des avenues de solution novatrices pour atténuer les dépassements plutôt que les sentiers rebattus de l’Histoire qui se répète.
- “…91,5 pour cent des projets dépassent le budget, l’échéancier, ou les deux. Et 99,5 pour cent des projets dépassent le budget et l’échéancier, rapportent moins que prévu, ou une combinaison de ces éléments.” Source: Bent Flyvbjerg and Dan Gardner. How Big Things Get Done – The Surprising Factors Behind Every Successful Project, from Home Renovations to Space Exploration, New York, Penguin Random House, 2023, p. 8. Traduction libre de Revay.
- Le Coût total des installations (Total Installed Cost – TIC) comprend des coûts tels ceux associés à l’acquisition de terrains, à l’environnement, à la réglementation, à l’ingénierie, à l’approvisionnement, à la construction, à la mise en service, ainsi que les coûts du maître de l’ouvrage, parmi tous les coûts qui s’échelonnent jusqu’à l’achèvement du projet.
- Les termes « phase d’avant-projet » et « phase de conception détaillée » sont utilisés tout au long de cet article. Selon les secteurs, la phase initiale d’un projet, qui précède la phase de conception détaillée, peut être appelée phase d’ingénierie et de conception préliminaires (en anglais, Front-End Engineering and Design – FEED), phase de conception de base, phase de développement, ou tout autre terme similaire. Le niveau d’achèvement de la conception à la fin de la phase d’avant-projet varie selon les projets. Dans le cadre de cet article, la phase de conception détaillée fait généralement référence à la conception réalisée à partir de l’approbation d’un projet jusqu’à l’achèvement de la conception.
- La participation précoce de l’entrepreneur (Early Contractor Involvement – ECI), la conception-construction progressive, la réalisation de projets intégrée (Integrated Project Delivery – IPD) et le modèle de développement de projet par alliance sont quelques exemples de contrats collaboratifs.
Le Bulletin Revay est une publication de Revay et associés limitée, une firme canadienne du secteur de la construction se spécialisant dans les services de gestion des réclamations et de règlement des différends. Nous aidons nos clients à voir clair dans les questions complexes. Les articles peuvent être reproduits moyennant mention de la source.
Les principes énoncés dans le présent article sont ceux de l’auteure et peuvent ne pas nécessairement refléter ceux de l’entreprise.
L’auteure recommande de consulter un conseiller juridique avant d’appliquer ces principes à des situations réelles.
Vos commentaires et suggestions pour de futurs articles sont les bienvenus.
S.V.P. aviser le bureau de Montréal de tout changement d’adresse ou de destinataire.
Abonnez-vous au
Bulletin Revay.
Vous pouvez retirer votre consentement à tout moment en faisant parvenir un courriel à bulletin@revay.com